Carnet d'un naturaliste-sportif

Wednesday, September 10, 2008

L'esprit de la forêt


Je suis en train de courir. Attentif au rythme et à l'amplitude de ma foulée, ma respiration se règle de manière totalement instinctive.

Je saute avec bonheur par-dessus les pierres, j'enjambe les racines qui affleurent sur l'étroit sentier, telles les veines d'un corps musculeux.
En plus de la pureté et de l'intensité de mon effort physique, mon âme s'unit avec l'esprit de la forêt. Avec délice, je me sens humblement appartenir à cet enchevêtrement de vies authentiques et mélodieuses. Je fais partie de cet univers verdoyant qui me semble être là depuis toujours. Loucky, mon chien, s'associe lui aussi parfaitement à la rudesse et aux exigences de l'endroit.
Mes poumons s'emplissent de l'air offert par les arbres et les rochers, distinguent la senteur épicée des pins de l'odeur minérale et humide de la terre rose, de laquelle émergent quantité de champignons.
Au détour d'un virage un peu serré, ma main droite prend appui sur le tronc gigantesque et lisse d'un hêtre sans doute centenaire. Mes oreilles captent le son régulier produit par un pic vert dont je n'arrive à localiser la provenance exacte. Je sais juste que c'est quelque part là-haut, dans la multitude de branchages emmêlés.


Je me sens libre. Je me sens bien. Je fais partie de tout cela, je fais partie de cette forêt. Cette forêt qui, depuis des millénaires, a déjà été le théâtre de tant d'aventures humaines, animales et végétales. Je ferme un instant les yeux, et j'imagine, je pourrais presque me voir, me représenter quelques centaines d'années plus tôt, dans cette même forêt. Mais y verrais-je la même chose?
Pas exactement, car en remontant le ruisseau bien justement dénommé "Baerenbach", entre Stambach et La Hoube, je me serais sans doute enfoui à l'approche d'un ours imposant. Peut-être en chemin, me serais-je même égaré en voulant également m'écarter sur le passage de quelque bison ou de quelque aurochs.
Installé dans une cavité rocheuse , j'aurais ainsi attendu que la nuit étoilée se passe et s'en aille pour laisser place à un nouveau matin ensoleillé. Mais au moment de m'endormir, bien qu'un peu engourdi par le froid nocturne, j'aurais été brusquement réveillé par les hurlements d'une meute de loups occupée à chasser non loin de là, quelque part dans la vallée sombre et boisée.
Peut-être même mon sentiment d'appartenance à la forêt aurait alors été encore plus intense, plus humble qu'il ne l'est aujourd'hui, ainsi rendu propice à l'émergence de croyances divines habitées par mes ancêtres celtes ou alamans.
Peut-être qu'en apercevant le galop gracieux d'un troupeau de chevaux sauvages ou de rennes, j'aurais été encore plus émerveillé devant le spectacle offert par la Nature.
Car toute cette faune a bien vécu ici: ours, bison, aurochs, loup, cheval, renne et bien d'autres encore furent les habitants de ce massif doucement vallonné aux reflets bleutés. Tous ces animaux avaient ici leur place, tous ont disparu entre le 7ème et le 20ème siècle par la faute de l'Homme...

Alors je me plais à rêver, à imaginer un futur ou pourquoi pas, certaines au moins de ces précieuses espèces sauvages retrouveraient leur place au milieu des chênes et des sapins, parmi les écureuils, sangliers, lynx et autres magnifiques animaux heureusement encore (ou à nouveau) présents à l'heure où j'écris ces lignes.



Je cours toujours. Je songe maintenant à ces hommes et femmes qui ont vécu ici avant moi au coeur de cette noble forêt.
Aurais-je pu figurer parmi les chasseurs nomades qui les premiers pénétrèrent dans cette mystérieuse montagne alors que des glaciers recouvraient encore les Hautes-Vosges?
Je peux mieux encore me représenter six ou sept siècles avant notre ère, vêtu de braies, au milieu d'une tribu celte médiomatrique. Comme beaucoup, je me serais installé là, séduit par ces grands arbres et ce sol sableux et rose. Envoûté par la beauté du lieu, j'aurais suivi discrètement le druide de ma tribu pour aller célébrer avec lui, au beau milieu du sanctuaire végétal, le culte de Vosegus, le dieu de la montagne, et de Bel, le dieu du soleil.
Et, bien que préférant passer le plus clair de mon temps à m'empiffrer de délicieuses et juteuses myrtilles, j'aurais été embauché pour tracer des pistes reliant nos divers clans par les cols, notamment ceux du Hohwalsch, du Narion et du Hoellenwasen.

Un peu chamboulé par l'arrivée des Romains venus combattre l'invasion par les Suèves, une peuplade germanique, je me serais replié sur les hauteurs avec ceux qui, comme moi, tenaient à vivre toujours selon les traditions celtiques.
Mais avec le temps les ardeurs se calment et se modèrent. J'aurais finalement été convaincu par quelques-unes des habitudes découlant de la culture romaine.
Confortablement établi sur le flanc nord du massif, j'aurais passé de nombreuses soirées chaleureuses avec Fanny, comme aujourd'hui.
Eprouvant une profonde aversion pour la chasse et n'étant pas particulièrement doué pour figurer parmi les bâtisseurs ou les artisans, tels les charpentiers ou les potiers, peut-être aurais-je eu l'honneur de me placer parmi les intellectuels du côté des professeurs, enseignant de longues heures durant des contes oraux aux plus jeunes. J'aurais ainsi également pu être druide et juge, car chez les Celtes, on était généralement les trois à la fois.
Les jours de marché, j'aurais emprunté la voie gallo-romaine jusqu'à Sarrebourg (la ville s'appelait alors Ponte Saravis) pour faire l'achat de poteries et de mosaïques locales. Au retour, au terme d'une longue journée de marche bien fatigante, j'aurais fait un détour par Mittelbronn pour y faire l'acquisition de quelques pièces de vaisselle bien habilement confectionnées.

Malheureusement, le "limes" fortifié se brise en même temps que la Pax Romana, face aux poussées exercées par les peuples d'outre-Rhin, et Sarrebourg s'entoure alors de remparts.
C'est lorsque les Alamans prennent les Romains à revers en 356 à Tarquimpol et qu'ils s'établissent sur la montagne que j'aurais été amené à considérer le Kuhberg comme une montagne du dieu Wotan, selon les croyances alémaniques.
Dans la région, s'installe alors durablement la langue alémanique, mère de l'alsacien, qui s'étend et s'impose sur les versants nord et est du massif, alors qu'au sud et à l'ouest d'une ligne passant non loin de Sarrebourg, on continue à parler, comme moi, des patois gallo-romains.
Cette limite linguistique s'établit et dure à travers les siècles, pour se retrouver notamment dans les toponymes à consonnance germanique ou latine, tels le rocher du Mutzig et le Donon, les deux sommets voisins.

Aux temps de Mérovingiens, lors d'un footing, j'aurais peut-être un jour croiser le roi Dagobert paradant sur son cheval près de son palais de Kirchheim, au pied du massif du Schneeberg.
L'aurais-je apprécié, ce roi distrait, sachant que c'est sous son règne que les premiers moines vinrent s'installer dans le massif pour le défricher, ne permettant ainsi plus le développement d'une vie sauvage harmonieuse et signant le déclin puis la disparition de tant des animaux que j'ai évoqués plus haut?
De plus, ces moines christianisèrent de nombreux sites celtiques, gallo-romains et alémaniques. Ainsi, par exemple, le cimetière gallo-romain de Beimbach auquel je me serais souvent rendu lors de mes sorties pédestres après avoir admiré le panorama splendide depuis l'Eselfels, fut rebaptisé "les trois saints".





Dans ce contexte et dans celui des centaines d'années qui vont suivre, il n'y a pas que pour la faune et la flore que la vie fut difficile: pour les humains aussi, frappés par les famines, pestes, guerres locales.
Lorsqu'en 959, l'empire carolingien se disloque et que mon territoire appartient désormais à l'empire germanique, je me serais sans doute méfié de ce morcellement en pagi, "pays" dirigés par un comte qui faisait exécuter les décisons royales, tout en jugeant différemment une personne considérée comme franque d'une autre considérée comme gallo-romaine.

Entre le 10ème et le 15ème siècle, il est tout à fait probable que j'aurais été fortement impressionné par l'édification des nombreux châteaux-forts de la région, due au morcellement médiéval, comme celui de Lutzelbourg non loin duquel je serais allé courir lorsque, désirant me rendre aux vestiges gallo-romains du Wasserwald, j'aurais gravi la vallée avec Loucky de la manière la plus directe possible.
Je n'aurais d'ailleurs pas été surpris que l'on construise un château sur ce site stratégique, apparemment déjà occupé jadis par un castellum romain.

Lorsqu'éclata la guerre de Trente ans en 1618, opposant d'un côté la France et la Suède à, de l'autre, l'Espagne et le Reich, et qu'Henry II étendit son influence, notamment en achetant la seigneurie de Lixheim en 1623, et en bastionnant Phalsbourg, j'aurais été inquiet.
Et à juste titre, car pendant longtemps le territoire va être divisé jusqu'au traité de 1661 en vertu duquel la Lorraine cède à la France les prévôtés de Sarrebourg et Phalsbourg, ainsi qu'une bande de terre large de deux kilomètres pour relier ces dernières à Metz par Marsal, Vic et Delme.
C'est à cette époque que, peut-être parti faire un tour à V.T.T. en direction de Dabo, et faisant une halte pique-nique bien méritée au rocher du Pfannenfels, non loin du Kempel, alors que j'aurais été occupé à admirer le beau château de Dagsbourg tout en buvant quelques gorgées d'eau à ma gourde, je l'aurais vu dynamité et réduit à l'état de ruines sous mes propres yeux effarés. Les autres châteaux des Vosges gréseuses connurent le même sort, considérés comme stratégiquement dangereux pour l'armée française.

Le passé et les origines alémaniques des gens firent que l'arrivée de la France fut considérée comme une occupation.
Cependant, l'adhésion à la Révolution et à la politique napoléonienne changèrent leur perception de la chose. Durant cette période, en 1790, je me serais vu faire partie du département de la Meurthe, rattaché à Nancy, et ce jusqu'en 1871 où l'actuelle Moselle, annexée, s'appelait Lothringen et faisait partie du Reichsland Elsass-Lothringen. Ici, les gens parlaient le francique rhénan, qui fut autrefois la langue de Charlemagne. Mais, malgré ce parler germanique, j'aurais peut-être fait partie des nombreux habitants s'élevant avec vigueur contre leur incorporation à l'empire allemand, au grand étonnement des dirigeants de ce dernier qui pensaient avoir libéré la population, alors revenue en quelque sorte à son pays d'origine.
Si, à cette époque aussi, j'avais été instituteur, à compter du 11 avril 1871 il m'aurait été difficile de faire classe selon les voeux de ma hiérarchie, sachant que la langue scolaire devint l'allemand presque partout; même si trois jours plus tard, le 14 avril, j'aurais, je pense, approuvé la décision de rendre l'école obligatoire.

Lorsqu'éclata la Première Guerre Mondiale en 1914, mon arrière grand-père Florent est incorporé dans le Reich, comme 220 000 autres alsaciens-mosellans. Il est envoyé en Russie, ma grand-mère Augusta, sa fille, n'a alors que 14 jours.
Alors il y eut, c'est vrai, la bataille de Sarrebourg les 19 et 20 août 1914, durant laquelle les drapeaux tricolores ont flotté quelques heures sur les villes, villages et hameaux, peu avant que l'armée ne se fasse écraser.
Le 26 décembre 1940, il y eut aussi Hitler se baladant dans la Grand-Rue à Sarrebourg, et parallèlement l'opposition des sarrebourgeois qui fit de la ville un centre de résistance et d'aide aux prisonniers de guerre, et ce dans un contexte de torture et de déportations. Ce fut terrible.
Mais, je me serais bien vu cependant, en écoutant ma grand-mère me l'expliquer, prendre mon vélo pour me rendre à ses côtés de Sarrebourg au hameau de Beimbach, dans la majestueuse forêt de Walscheid, et profiter de l'air pur et du cadre enchanteur du lieu. Comme je l'ai fait tant et tant de fois durant toute mon enfance, et ce jusqu'à ma vie de jeune adulte.

Mais voilà que la forêt s'éclaircit, je m'approche de mon village, Loucky est un peu devant moi, je vais le rattacher. Mon footing et ce plongeon imaginaire dans le passé de ma contrée prennent fin.


Je suis si heureux de faire partie de cette forêt, je m'y sens bien. Le soir tombe. J'y retournerai courir, demain.