Carnet d'un naturaliste-sportif

Sunday, May 10, 2009

Rencontre

C'est à peu près par ces mots qu'Albert Jacquard débute sa conférence: "Albert Jacquard, ce n'est pas d'abord un bonhomme, mais avant tout un ensemble de neurones, de protéines, de tout ce que vous voulez, façonné par ses multiples rencontres..."

En effet, il a raison: mon moi, ma personnalité, mes schémas de pensée, mes réflexions, se forgent nécessairement au contact des autres, et s'enrichissent au fur et à mesure que celles-ci se multiplient.
Mais il est des rencontres qui marquent, qui influencent plus que d'autres. Celle de ce mercredi soir avec le penseur Albert Jacquard m'a évidemment beaucoup impressionné et, je pense, pour longtemps.

Quelle chance j'ai eu de me trouver invité au repas précédant la conférence! Lorsqu'il est arrivé, accompagné par ma collègue, celle-ci m'a présenté comme "l'un de ses grands admirateurs"! Quel privilège d'avoir en plus été placé face au professeur!
Mais ma collègue de me préciser qu'il ne fallait pas trop lui parler avant la conférence. Je ne sais ainsi pas trop comment me comporter au début, hésitant entre le silence respectueux et l'assaut avec une quantité de questions portant sur de grands sujets... Je ne veux pas le troubler, le déranger, l'importuner.
Finalement, c'est lui qui s'adresse à moi: "vous êtes un philosophe?"
Le vieil homme paraît petit, fragile, fatigué. Mais dès qu'il se met à parler, il envoûte, il inspire, il enrichit.
Je parviens à bredouiller une réponse bien maladroite je crois, lui expliquant que non, je suis professeur d'école, mais que j'adhère pleinement à ses réflexions philosophiques. Ca y est, je suis lancé, notre discussion s'enflamme: je peux ainsi échanger avec lui mes commentaires et mon vécu dans le domaine de l'éducation (qu'il considère comme centrale pour l'avenir de l'humanité). Sa critique à l'égard du système de notation et du nécessaire remplacement à l'école de la compétition par la coopération m'ont beaucoup fait réfléchir. Le but de l'école est effectivement, comme le chante d'ailleurs Renaud, de favoriser l'émulation des élèves, et non de les préparer à être utilisés par la société, réduits au rôle de producteurs-consommateurs dans le seul et unique objectif de servir des patrons.
Non, l'école doit permettre l'accomplissement de ces êtres en personnes, leur faire découvrir des oeuvres littéraires, musicales, leur apprendre la curiosité, le respect, l'égalité, l'entraide...

Albert Jacquard m'a demandé pourquoi, selon moi, certains élèves se retrouvent en SEGPA, pourquoi ne parviennent-ils pas à suivre le cursus ordinaire? J'ai tenté de lui répondre. Je crois qu'il a cherché à me faire réfléchir. Encore une fois, il est tout en modestie, il n'impose rien, il écoute pour amener ses interlocuteurs à ce que les réponses s'imposent d'elles-mêmes.

Nous avons également évoqué les questions démographiques, l'intolérance raciale...
A ma question sur la proposition d'Yves Cochet de réduire les allocations familiales à partir du troisième enfant pour freiner la natalité, il m'a répondu que la baisse de cette dernière allait se faire progressivement toute seule, avec l'évolution des moeurs, quelque soit la pression politique ou religieuse en vigueur. Il me fournit alors l'exemple de l'Iran, passé en quelques années de 6 à 2 enfants par femme.
L'humanité ne devrait pas dépasser 8 ou 9 milliards d'individus, ce qui n'est pas trop à condition que les 20% de "gavés" du Nord acceptent de faire décroître leur empreinte sur la planète et de partager leurs richesses avec les 80% de défavorisés. Il me précise que le rapport moyen entre les pays du Nord et ceux du Sud est de 1 à 16, et que celui-ci serait divisible par deux (dans un premier temps) sans problème. La Terre appartient à tous les humains, explique-t-il, y compris à ceux qui ne sont pas encore nés.

Il était tout heureux de déguster une choucroute avec un vin blanc! A la fin du repas, il me dédicace son livre (au crayon, car bien entendu je n'avais pas pensé à emmener un stylo).
Certains moments furent également silencieux, je ne voulais pas non plus l'accaparer. J'ai ainsi fait également la connaissance d'un agriculteur bio, dont la passion est de lire des textes de Rimbaud, que sa fille met en musique au piano. En discutant, nous nous sommes aperçus qu'en plus de partager notre admiration pour le héros de la soirée, nous nous retrouvions également sur Renaud et Pierre Rabhi. En souvenir de cette rencontre, il a tenu à m'offrir son CD.

Et puis il y a eu la conférence.
Le professeur a parlé pendant près d'1h30 de sa voix faible et éraillée, mais au discours habile et fascinant. Dans toute la salle, on pouvait voir les regards converger vers le même homme. Dans les yeux de chacun se lisaient de l'amour et de la bienveillance pour le philosophe. J'y ai retrouvé de nombreuses connaissances.

Pour finir, il a cité Théodore Monod. Une phrase très éclairante pour moi vis à vis des mes questionnements sur l'utilité concrète de mes actions que je cherche parfois en vain, sur la torture que j'impose parfois à mon esprit lorsque je recherche le moyen le plus efficace d'oeuvrer en faveur de ce en quoi je crois.
Lors d'une manif', le professeur et T. Monod se retrouvent. Le premier pose au second la question suivante, avec du recul finalement stupide selon lui:
"Crois-tu que ce sera utile?"
Réponse:
"J'en sais rien, je m'en fous, tout ce que je sais c'est que je dois le faire."

Oui, cette rencontre avec ce grand monsieur, ce "saint laïque", aura été pour moi un grand moment me faisant sans doute faire un bond dans le cheminement de mes pensées.